
Là où les modèles économiques mondialisés placent l’innovation comme une fin en soi, les collectivités durables – ou éco-villages – posent l’innovation sociale comme le fondement de leur développement. Une recherche récente met en exergue le processus « d’innovation conviviale », tel qu’il se déploie dans quatre communautés de vie du Sud-Est de la France. Regard.
Roxana Bobulescu est économiste de formation, et enseignante-chercheure à Grenoble Ecole de Management. Depuis 2008, elle étudie et enseigne les alternatives aux modèles d'économie de marché, en particulier la décroissance soutenable. Avec Aneta Fritscheova, étudiante à GEM, elle a publié en mars 2021 un article de recherche, consacré aux éco-villages en tant que laboratoires d'innovation conviviale.
« Dans nos économies mondialisées, le terme de « décroissance » (voir encadré) déclenche des réactions très vives, renvoyant souvent à des modèles éculés. Dans le cadre de cette étude, nous nous sommes donc interrogées sur le fonctionnement des éco-villages – ces lieux de vie dont la finalité consiste à préserver le bien-être de la communauté, en accord avec l'environnement. Les quatre modèles observés valorisent la créativité et l'innovation, et invitent à trouver d'autres solutions au développement grâce aux apports de l'innovation conviviale », souligne en préambule Roxana Bobulescu.
Qu'est-ce-que l'innovation conviviale ?
L'innovation conviviale est un moyen d'accroître le bien-être individuel et collectif, à travers la mise à disposition de savoir-faire, de techniques innovantes ou actualisées comme la permaculture, mais aussi de créations diverses, comme la construction éco-responsable, l'agriculture biodynamique, l'énergie solaire, la confection de vêtements-maison.... Elle permet de redécouvrir et de revaloriser des savoirs anciens.
« Concrètement, l'idée d'isoler avec de la paille le matériau bois, dédié à la construction durable, émane directement de ces laboratoires d'innovation à petite échelle
Au-delà, l'innovation conviviale se caractérise par la nécessité du ralentissement (« Low tech ») : « L'innovation n'est pas perçue comme un moteur de croissance, n'exerce pas de pression et, de fait, n'intègre pas le concept d'obsolescence. En économie, on parle de « cycles d'affaires » et de « destruction créatrice », au rythme de remplacement rapide », rappelle Roxana Bobulescu.
Focus sur quatre éco-villages du quart Sud-Est de la France
« Un écovillage est un établissement à taille humaine, complet, dans lequel les activités humaines sont intégrées de manière inoffensive dans le monde naturel, d'une manière qui favorise un développement humain sain et qui peut se poursuivre dans un avenir indéfini. » (Gilman, 1996)
L'étude conduite par Roxana Bobulescu et Aneta Fritscheova s'est focalisée sur quatre organisations communautaires, dont le village alternatif d'Éourres (131 habitants), en région Provence-Alpes-Côte d'Azur, créé en 1977, l'éco-site de Karma Ling Institute, créé en 1984, à Arvillard en Savoie (842 habitants), l'éco-village Le Hameau des Buis, créé en 2007 à Berrias-et-Casteljau, en Ardèche (724 habitants), enfin, l'association Montbrison-Forez dans la Loire, née en 2012 (15 010 habitants), tous les quatre situés en région Auvergne-Rhône-Alpes.
« Ces quatre entités sociales sont constituées d'ouvriers, d'anciens cadres et dirigeants, d'enseignants, d'une communauté internationale (Allemands, Anglais, Italiens…), et de jeunes gens pratiquant le woofing à la ferme, au sein d'ateliers de construction, etc. Tous expriment un fort besoin de travailler manuellement, et se forment donc au travail du bois, par exemple, tout en intégrant les technologies nouvelles », explique Roxana Bobulescu.
« Certaines de ces communautés de vie répondent aux besoins d'une pratique spirituelle ou à des aspirations plus personnelles. Les enfants, qui sont scolarisés sur place dans les classes élémentaires, rejoignent ensuite (non sans difficultés d'intégration au modèle classique d'enseignement), les collèges et lycées de la région. La volonté d'ouverture au monde reste forte. Au fil du temps, de nouvelles solutions naturelles innovantes émergent, en particulier dans le domaine de la permaculture », analyse Roxana Bobulescu.
Le socle théorique
Cette recherche se fonde sur les concepts « d'outils de convivialité », développés en 1973 par Ivan Illich, philosophe et prophète de la décélération, et de « technologies conviviales », pointées par Vetter. Selon Illich, « une société conviviale est une société qui donne à l'homme la possibilité d'exercer l'action la plus autonome et la plus créative, à l'aide d'outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d'avoir, la convivialité en termes d'être. Et d'ajouter : L'outil est convivial dans la mesure où chacun peut l'utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu'il le désire, à des fins qu'il détermine lui-même. »
En 2017, Andrea Vetter a étendu les outils de convivialité d'Ivan Illich en concevant la « Matrice » des outils conviviaux à cinq dimensions :
- 1) La relation à l'environnement, partie intégrante de l'écosystème ;
- 2) L'accessibilité favorisée par la mise en commun d'outils ;
- 3) L'adaptabilité au contexte local et à l'échelle ;
- 4) La bio-interaction ou capacité régénérative ;
- 5) L'appropriation de matériaux et de ressources locales disponibles, comme les vélos, les maisons, les machines à coudre...
Roxana Bobulescu, Fritscheova A., Convivial innovation in sustainable communities: Four cases in France, Ecological Economics, 2021, vol. 181, no. March, 106932
Qu'est-ce que la « décroissance soutenable » ?
- « une réduction équitable, socialement et économiquement soutenable, de la production et de la consommation » (Schneider et al., 2010)
- Le concept indique une sortie douce, bien planifiée et organisée, de l'âge productiviste et du modèle de surconsommation, synonyme de gaspillage de ressources et de destruction de notre biosphère.
- Il évoque également la nécessité de ralentir, de développer un mode de vie plus respectueux des rythmes naturels dans les pays du Nord, afin de permettre aux pays du Sud de préserver leurs ressources et satisfaire les besoins vitaux de leurs populations.
- Choix assumé du terme ou évitement ? (développement durable, croissance verte, capitalisme vert, sobriété, modération, post-croissance, etc…)
- Dimension éthique indispensable, via l'équité et la solidarité.