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Recherche : Pourquoi prenons-nous de mauvaises décisions ?

la théorie des perspectives
Publié le
21 Décembre 2018

Pourquoi refusons-nous un pari qui pourrait tourner à notre avantage ? Pourquoi un joueur de casino est-il persuadé « qu’il va se refaire », alors que la probabilité est extrêmement faible ? Et pourquoi un trader vend-t-il généralement beaucoup trop tard un titre baissier ? Ces choix inadaptés résultent de biais cognitifs que nous explique la théorie des perspectives.

Dans le cadre de la rubrique « On a lu pour vous », Daniel Ray, enseignant-chercheur à Grenoble Ecole de Management, met en lumière les principaux apports de la théorie des perspectives. Une théorie qui a valu à D. Kahneman le Prix Nobel d’Economie en 2002.

Imaginez que l’on vous demande de parier à pile ou face (pièce non truquée !) : si vous gagnez, on vous donne 1 000 € ; si vous perdez, vous devez donner 1 000 €. Pariez-vous ?

Nous savons que nous avons 50 % de chances de gagner et 50 % de risques de perdre. Si l’on se réfère à la théorie classique de l’utilité, nous devrions parier puisque les probabilités et les montants en gain et en perte sont équivalents. Néanmoins, la majorité des individus renoncera à parier.

Imaginez maintenant un nouveau pari : si vous gagnez, on vous donne cette fois 1 300 € ; et si vous perdez, vous devez toujours donner 1 000 €. Pariez-vous ?

Dans le cas présent, les gains potentiels sont bien supérieurs aux pertes potentielles (1 300 € - 1 000 € = 300 €). Malgré cela, la majorité renoncera toujours à parier…

L’aversion à la perte biaise nos décisions

Ce que nous apprennent Daniel Kahneman et Amos Tversky à travers leur « théorie des perspectives », c’est que même si les gains espérés sont plus forts que les pertes (1 300 € / 1 000 €), la plupart d’entre nous préférons « ne pas prendre ce risque ». Cette aversion à la perte a des conséquences délétères dans nos décisions quotidiennes :

  • certains préféreront ne pas travailler plus, juste pour ne pas devoir payer plus d’impôts. Car, même si le solde est positif – je gagne plus au final, même si je paie plus d’impôts –, le « coût psychologique » des impôts supplémentaires (au pire, de l’ordre de 45% en France) est jugé supérieur au gain.
  • La plupart d’entre nous sommes capables de prendre des risques importants pour ne pas « éponger » de pertes. Par exemple, refusant d’accepter leurs pertes au casino, de nombreux joueurs préfèrent prendre le risque de perdre beaucoup plus encore en pariant à nouveau, même s’ils ont conscience que leur chance « de se refaire » est très faible… ;
  • De même, sur les marchés financiers, la volonté des traders de ne pas assumer leur perte peut les inciter à prendre des risques importants : plutôt que d’accepter de vendre le titre baissier, ils préfèrent le conserver et parier sur une probabilité – même très faible – que le titre remonte. C’est entre autres l’explication de cette irrationalité des marchés financiers qui a valu à D. Kahneman le Prix Nobel d’Economie en 2002.

Nos processus décisionnels nous appartiennent-il vraiment ?

Comme l’affirment Kahneman et Tversky, nos choix reposent souvent sur quelques heuristiques de jugement – c'est-à-dire des opérations mentales très rapides et intuitives dont le but est de simplifier nos processus de choix. Toutefois, si ces heuristiques sont souvent utiles, elles peuvent aussi nous mener à des décisions erronées, voire à de très mauvaises décisions ! Ce que nous apprend la théorie des perspectives sur l’irrationalité de nos choix se situe principalement à cinq niveaux :

  • Notre façon de raisonner dépend de notre « point de référence » du moment

Lorsque nous sommes confrontés à un choix risqué ou inconnu, nous raisonnons par rapport à un point de référence : au-dessus de ce point, nous considérons qu’il s’agit de gains, et en dessous, de pertes. Ainsi, si je m’attends à gagner 1 000 € et que je n’en gagne que 500, je considérerais que j’aurais « perdu » 500 € par rapport à mes espérances. Et j’aurais donc beaucoup de mal à me réjouir d’avoir tout de même gagné 500 € !

  • Les pertes pèsent plus lourd que les gains

Dans notre cerveau, les pertes et les gains ne « valent » pas la même chose (« losses loom larger than gains ») : 100 € de gain n’ont pas la même valeur que 100 € de perte.
D’après Kahneman, le « degré moyen d’aversion à la perte » est de l’ordre de 1,5 à 2,5 selon les situations. Cela signifie que, dans les paris évoqués plus haut, il faudrait peut-être nous proposer un gain potentiel de 250 € pour que nous acceptions de parier 100 € sur notre propre portefeuille…

  • Nous préférons systématiquement « assurer nos gains »

Entre deux gains possibles, nous cherchons généralement à minimiser nos risques et choisissons donc le plus souvent les solutions « sûres » : un gain certain et immédiat vaut plus qu’un gain potentiellement plus important mais incertain et/ou reporté à plus tard. En témoigne la vente de titres gagnants trop tôt pour sécuriser ses gains, ou l’acceptation d’un bénéfice moins important, pourvu qu’il soit immédiatement versé.

  • L’aversion à la perte

A l’inverse, face à un choix pouvant mener à ce que nous percevons comme une perte (cf. notre point de référence), nous sommes prêts à prendre des risques importants pour éviter de « réaliser » cette perte. D’où des comportements potentiellement dangereux (cf. les surenchères au casino, la conservation de positions perdantes, etc.)

  • L’utilité marginale d’une perte ou d’un gain diminue au fur et à mesure de son éloignement du point de référence

Les gains et les pertes n’ont pas la même valeur perçue selon qu’ils sont proches ou éloignés de notre point de référence. Ainsi, la différence perçue entre gagner (ou dépenser) 10 000 € et gagner (ou dépenser) 10 100 € est beaucoup moins importante qu’entre 100 € et 200 €. Biais cognitif important que connaissent bien les vendeurs de voiture ou de biens immobiliers !

Si la théorie des perspectives permet d’expliquer certaines de nos décisions apparemment « stupides » – tout en nous incitant à nous méfier de nos raccourcis trop rapides –, il faut rappeler que cette approche s’applique essentiellement à des choix que nous jugeons risqués : car si les paris évoqués plus haut ne portaient que sur 1€ au lieu de 1 000 €, nos choix seraient sûrement bien différents !

Références bibliographiques

Kahneman D. et Tversky A. (1979), Prospect theory: an analysis of decisions under risk, Econometrica, 47, 2, 263-291.
Pour une lecture plus générale mais aussi plus abordable des apports de D. Kahneman et A. Tversky, on pourra se référer à Kahneman (2011), Système 1, Système 2 ; les deux vitesses de la pensée, Flammarion, Paris, 551p.

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