
Qu’est-ce-que la sobriété ? Est-elle inévitablement synonyme de restriction voire de privation, dans nos sociétés occidentales où l’abondance est de mise ? Un collectif d’enseignants-chercheurs de la chaire de recherche Territoires en transition (TET) de Grenoble Ecole de Management, a conduit une étude inédite sur la signification et la mise en œuvre de la sobriété.
Entretien avec Frédéric Bally, post-doctorant et enseignant-chercheur à GEM, spécialisé dans le développement durable. Il est le co-auteur d’un ouvrage collectif sur la sobriété, paru en juillet 2022 aux PUG, intitulé « De quoi la sobriété est-elle le nom ? », avec Thibault Daudigeos, Vincent Jourdain et Fiona Ottaviani, enseignants-chercheurs à GEM et membres de la chaire TET.
Quelle définition contemporaine donnez-vous à la sobriété ?
La sobriété est opposée, à tort, à l’abondance. On a toujours pensé la sobriété comme une réduction de la consommation ou de la demande. Alors qu’en fait, l’enjeu est d’abord de repenser la manière dont on consomme et de modifier nos façons de consommer. L’idée est de questionner nos besoins, afin de réduire la consommation des ressources. La sobriété ne relève donc pas de la privation ou de la restriction.
La sobriété est un thème émergent. Pourquoi ?
La thématique fait écho à la crise de l’énergie, liée au conflit russo-ukrainien, qui a pour corollaire l’augmentation du coût de l’énergie. La thématique fait également écho à la crise climatique, qui s’ancre dans le réel depuis l’été dernier.
Aujourd’hui, le Président Emmanuel Macron en appelle à la sobriété de chacun pour réduire la facture énergétique en France de 10 % l’hiver prochain. En fait, le 6ème rapport du GIEC publié en avril 2022, avait déjà évoqué de manière inédite la sobriété, comme une façon d’aborder autrement la lutte contre le changement climatique. Ainsi, le GIEC définit la sobriété comme « un ensemble de mesures et de pratiques du quotidien qui permettent d’éviter la demande en énergie, afin de garantir le bien-être de tous dans le respect des limites planétaires. » Cette définition intègre, de fait, la nécessité de mettre en œuvre un ensemble de mesures individuelles et collectives, sachant que la plupart des pays occidentaux outrepassent largement les ressources disponibles, comme en témoigne la théorie du Donut de l’économiste Kate Raworth.
Sobriété alcoolique, artistique, énergétique ; sobriété morale, sobriété heureuse… Vous relevez, dans votre ouvrage collectif, différentes acceptions du terme sobriété au fil du temps. A l’heure actuelle, pourquoi le terme porte-t-il, au mieux, à confusion ?
La sobriété est un terme historiquement connoté, très associé à la décroissance. Ce terme, très clivant, effraie les entreprises. Ainsi, une étude du Think Tank Entreprises pour l’environnement (EPE), fédérant une soixantaine de grandes entreprises françaises, engagées dans la neutralité carbone, a envisagé divers scénarios plausibles de transition en évitant le terme de sobriété. La question est donc celle-ci : la sobriété, vue sous l’angle de la décroissance, va-t-elle remplacer la notion de développement durable ? Ainsi, cette acception détournée de la sobriété, et son utilisation à outrance comme ces dernières semaines dans le débat public, risque d’en faire un « mot valise », qui n’aura plus aucun lien avec sa signification d’origine.
Aujourd’hui, le terme sobriété reflète deux courants : d’un côté, l’on s’appuie sur la technologie – l’efficacité et l’optimisation énergétique notamment – pour sauver la planète ; de l’autre, sur la frugalité – soit la réduction des besoins et de la demande. Ainsi, l’enjeu de sobriété continue de reposer sur l’individu, sur l’entreprise... mais ne s’appuie pas sur un changement de paradigme. La question du « comment » est éludée. Pourtant, l’action collective des Etats (lois, directives européennes…) doit être conduite à bras-le-corps pour faciliter et réguler la sobriété, ceci afin de réduire les inégalités.
Quels sont les résultats de l’étude de la chaire TET sur la sobriété ?
Le panel de recherche du territoire Grenoblois de GEM vise à étudier différentes problématiques économiques et sociales des habitants de la métropole grenobloise. En juin 2022, nous avons interrogé 800 personnes sur la manière dont elles réagissent aux scénarios de sobriété de l’Ademe https://transitions2050.ademe.fr/, visant la neutralité carbone à échéance 2050, puis nous les avons questionnés sur la façon dont elles définissent elles-mêmes la sobriété, au sein du Baromètre des transitions. Quatre scénarios étaient proposés : génération frugale ; coopération territoriale ; technologies vertes ; pari réparateur. A la question posée : « quels scénarios vous semblent les plus désirables ? », les répondants grenoblois ont répondu à 26 et 35% en faveur des deux premiers scénarios. A la question : « quels scénarios vous semblent les plus plausibles ? », les scénarios trois et quatre ont en revanche remporté l’adhésion. Ces résultats illustrent une difficulté à croire aux changements collectifs pour réduire la demande.
Quant à définir la sobriété, le terme est associé par ces habitants interrogés, dans un ordre décroissant à : consommation, besoins, nécessaire, vivre, limité, simple, raisonnable, modération, contenté. Ici, nous nous positionnons plutôt sur un changement des comportements plutôt que sur une limitation des besoins.
Pour conclure, je citerais Barbara Nicoloso, administratrice d’Enercoop Haut-de-France, et autrice du « Petit traité de sobriété énergétique » : La sobriété collective n’est pas l’ascèse et la privation, mais vise un rééquilibrage des ressources, support d’égalité et de justice sociale.